« Qu’est-ce que tu fais là, maman ? Je croyais qu’on s’était mises d’accord pour ne pas rester là ». Cheyenne tourna vivement la tête, son mouvement disparaissant dans un flou de rapidité que la jeune fille qui lui faisait face n’avait qu’entrevu brièvement. Sa fille lui faisait face, sourcils froncés, bras croisés, dans la position de l’accusatrice. Cheyenne eut une moue penaude et se détourna de la fenêtre par laquelle elle observait l’extérieur. « Désolée mon cœur, promis on part bientôt », assura-t-elle avec un sourire sans joie. Assise sur le sofa à fleurs un rien décoloré par les rayons du soleil qui pointaient chaque jour par la fenêtre, elle en caressa doucement le tissu du bout des doigts, rêveuse et nostalgique. « Maman je sais que tu n’as pas envie de partir. Mais il le faut », répondit doucement Swana en se radoucissant. Elle contourna la table basse en bois laqué et s’accroupi devant sa mère. « Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit », reprit-elle encore, fixant ses prunelles sombres sur elle. Cheyenne se força à sourire encore et caressa doucement la joue de sa fille. Depuis quand était-elle devenue cette jeune fille magnifique, responsable ? Elle avait passé dix-sept ans à l’élever et à courir d’un comté à l’autre. Et au final, elle n’avait pas vu grandir le bébé qu’elle avait eu au péril de sa vie, alors-même qu’elle avait sacrifié son existence pour qu’elle puisse vivre. C’en était tellement ironique. « C’est à moi de te défendre contre le monde, pas l’inverse », s’indigna Cheyenne dans un soupir. Une fois par an pourtant, cette maison s’ouvrait à elle, la maison de son enfance, celle où elle avait vraiment vécu parmi ceux qu’elle aimait. Une fois par an elle s’autorisait à déambuler sur le parquet ciré, à caresser les bordures des fenêtres, le comptoir de la cuisine, les tissus du sofa et des rideaux. Rien n’avait changé en vingt ans, pas un livre dans la bibliothèque du salon, pas un vase sur les étagères de la salle à manger, pas une chaise dans la cuisine. Les photos de sa vie d’avant étaient toujours les mêmes, alignées sur la cheminée, avec celles de ses frères et sœurs, mais à celles-ci s’étaient ajoutées de nouvelles chaque année. Celle du mariage de son frère, de la naissance de ses deux enfants ; celle de la remise de diplôme de sa sœur, de ses fiançailles et de la naissance de son fils. D’autres plus anciennes les voyaient dans leur enfance, trois mousquetaires inséparables, convaincus d’être là les uns pour les autres jusqu’à ce que la mort les sépare. Et c’était vrai, finalement ; la mort l’avait séparée des siens. Et bien que son cœur soit toujours matériel et mobile, que son enveloppe charnelle soit toujours intacte et son âme bien pensante, le cœur figé dans son dernier battement pour l’éternité aux confins de sa cage thoracique ne faisait que lui rappeler qu’elle ne devait plus exister dans cette maison et pour ses occupants. Cheyenne jeta un œil à l’horloge suspendue sur le mur du salon. « Allons nous-en, c’est le moment », décréta-t-elle finalement en bondissant du sofa.  

« Maman, maman j’ai mal », gémissait Cheyenne en pleurant, se recroquevillant et se tortillant sur son brancard tandis que sa mère courait à côté d’elle, suivant l’allure militaire que déployaient les deux infirmiers dans les couloirs de l’hôpital. « Tout va bien se passer ma chérie, tu m’entends ? », souffla sa mère. « Maman, j’ai mal, j’ai mal », hurla Cheyenne en pleurant, serrant une main sur son ventre proéminent. L’allure du brancard ralentit et pénétra dans une salle qu’elle n’arrivait pas à identifier tellement tout autour d’elle paraissait flou, déformé, embrumé par ses larmes et par la douleur qui irradiait son corps à la base de ses reins et dans ses entrailles. Elle n’avait jamais rien connu de pire que cette douleur, comme si son ventre était enflammé par un feu incandescent qui la dévorait vivante et venait déchirer le petit être qui grandissait en elle depuis sept mois. Ce petit être qu’elle avait aimé en dépit de tout, et qui risquait de ne pas vivre s’ils n’intervenaient pas maintenant, elle le sentait au plus profond d’elle. Cheyenne se tordit de douleur une nouvelle fois en hurlant tandis que les infirmières cherchaient à la calmer désespérément. « Où est le médecin ? », s’écria l’une d’elle pour couvrir les hurlements de douleur de la jeune femme. « Il arrive, il est au premier » « Il est en train de mourir », hurla Cheyenne, hystérique, en serrant désespérément son ventre. Il y eut une nouvelle vague de douleur et la jeune femme sombra dans une obscurité salvatrice. « Où en est-on ? » « Elle a perdu connaissance, il faut l’opérer maintenant » « Arrêt cardiaque. Il faut la relancer ». « Arrêt cardiaque, chargé à 300 ». « Chargé à 300 » « Chargé à 300 ». Les dernières paroles de l’infirmière se perdirent dans la brume sombre des pensées de Cheyenne. Le dernier son qu’elle entendit se divisa en deux ; son attention se focalisa sur l’ultime battement de son cœur qui cessa de battre, et le son suraigu de l’électrocardiogramme.

« Madame Hawthorne ? », demanda la directrice, incertaine et surprise, en dévisageant d’un œil perplexe la jeune femme ravissante qui venait de passer la porte du bureau. « Mademoiselle », corrigea Cheyenne, enjôleuse, en lui tentant la main. « Vous êtes la mère de Swana ? », demanda-t-elle, sceptique, derrière sa monture de lunette en écaille, pinçant ses lèvres minces alourdies d’un rouge criard. « Sa sœur », mentit Cheyenne en se rasseyant avec désinvolture. Seule la nervosité avec laquelle elle faisait tourner la chevalière qui ceignait son indexe autour de son doigt, à l’écart du champ de vision de la directrice, trahissait son anxiété. « J’ai obtenu la tutelle de ma jeune sœur au décès de nos parents », poursuivit-elle sans ciller. La directrice fronça les sourcils mais n’ajouta rien. « Je ne vous cache pas que la situation devient très compliquée à gérer, Mademoiselle Hawthorne », commença-t-elle dans un soupir exaspéré. « Swana est une enfant très difficile, elle se montre insolente en cours, ne travaille pas. Elle a reçu un zéro à presque chacun de ses devoirs ces quatre dernières semaines Elle est turbulente à la récréation, ne cesse de bavarder en classe, trouble le calme de ses camarades. Je vous le répète Mademoiselle, tout ceci est fort inquiétant », martela-t-elle. « Il va falloir prendre des mesures. Pour son bien et pour celui des autres élèves. », poursuivit-elle sèchement. « De quel genre ? », demanda anxieusement Cheyenne, se redressant sur son siège. « C’est à voir avec le Conseil. Un renvoi est probable », lâcha la directrice. « Ne pourrions-nous pas nous arranger… à l’amiable ? », interrogea Cheyenne, séductrice. « Mademoiselle, nous souhaitons le meilleur pour nos élèves. Si l’un d’entre eux se montre aussi déraisonnable il est du ressort du Conseil de prendre des mesures radicales, avec tout mon appui. Nous avons été assez conciliants, me semble-t-il. », répliqua froidement la directrice. « Ecoutez Madame Greenbert » « Greenberg » « Oui, c’est ça. La mort de nos parents a beaucoup fragilisé ma chère petite sœur et croyez bien que je sois ennuyée pour vos petits élèves bon chic bon genre, mais je suis heureuse de la voir aussi pleine de vie », martela Cheyenne en se levant d’un bon, plaquant ses mains avec violence sur le bureau, faisant sursauter la directrice sur son siège. Elle planta ses prunelles sombres dans celles plus clairs de la cinquantenaire. « Vous allez oublier toute la conduite désagréable de Swana et la défendre auprès du Conseil. Je ne voudrais pas avoir à revenir, même si je n’hésiterai pas à me montrer plus sévère », siffla Cheyenne, implacable, diffusant le seul pouvoir qui lui permettait dans l’absolu d’épargner à sa fille un nouveau rejet. « Swana est une élève très attentive », finit par balbutier la directrice, un rien d’incertitude dans sa voix. « J’étais sûre qu’on trouverait quelque chose », répondit Cheyenne avec un sourire satisfait.